
Auteur parmi les plus singuliers et profonds de la littérature chinoise contemporaine, Liu Zhenyun est à la fois romancier, professeur, penseur du langage et observateur subtil des fractures de son époque. Récompensé par le Prix Mao Dun, ses romans – Un mot vaut dix mille mots, Retour sur 1942, Je ne suis pas Madame Bovary, Un jour est un automne, Les enfants de l’ère du buzz – ont été traduits dans plus de 30 langues et adaptés au théâtre et au cinéma.
Dans cet entretien exclusif accordé à La Route de la Soie – Éditions, il revient sur son rapport à l’écriture, à l’humour, à la mémoire, à la transmission interculturelle – et sur cette voix que la littérature donne à ceux qui n’en ont pas.
Vous avez reçu le prestigieux Prix Mao Dun. Cela a-t-il influencé votre écriture ?
Liu Zhenyun : Pas vraiment. Les prix sont tournés vers le passé, alors que l’écriture regarde vers l’avenir. Un mot vaut dix mille mots a été primé, et cela m’a apporté un peu plus de confiance, de courage pour continuer. Mais une récompense ne change rien à la solitude du processus créatif. Elle salue ce qui a déjà été écrit, alors que le plus important pour un auteur, c’est ce qu’il n’a pas encore écrit. Ce qu’on écrit ensuite, c’est toujours une forme de défi.
Vos romans rencontrent un vrai écho auprès des lecteurs français. À quoi l’attribuez-vous ?
Liu Zhenyun : Je ne cherche jamais à deviner ce que les lecteurs veulent lire. Un écrivain ne doit pas se retourner sur ses anciennes œuvres ni sur les attentes des autres. Chaque nouveau livre doit inventer sa propre forme.
Mais après publication, j’écoute. J’observe les réactions. Et ce qui me touche profondément, c’est de voir à quel point les lecteurs de différents pays perçoivent les mêmes personnages de façon différente. Ce ne sont pas les ressemblances qui comptent, mais les divergences. Elles enrichissent la lecture et élargissent mon regard.
Si un thème revient dans tous les échanges, c’est celui de l’humanité, de la condition humaine, de cette lutte intérieure entre ce que l’on pense, ce que l’on ressent, et ce que l’on peut faire. Un jour, une metteuse en scène chilienne m’a dit que Un jour est un automne parlait de sa propre vie au Chili. Cela prouve que les émotions humaines dépassent les frontières.
Dans vos livres, vous explorez les grandes transformations sociales de la Chine. Comment les rendez-vous accessibles aux lecteurs étrangers ?
Liu Zhenyun : J’essaie de raconter des histoires profondément humaines. Retour sur 1942 évoque une famine ayant tué trois millions de personnes dans le Henan. L’Histoire officielle oublie ces morts. Mais ils sont dans la mémoire collective, dans le silence des villages.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais, occupant la région, distribuaient du riz – à condition d’aider leur armée. Ceux qui acceptaient devenaient des traîtres. Mais refuser, c’était mourir de faim. Face à ce choix, que faire ?
À Paris, un professeur m’a dit que Sartre posait la même question dans Paris sous l’occupation allemande. Une femme monte dans un bus, un soldat allemand lui cède sa place. Faut-il s’asseoir ? Ce n’est pas une anecdote. C’est une interrogation morale. Et parfois, les choix personnels sont plus douloureux que les choix collectifs.
Votre humour, parfois burlesque, est aussi une forme de pudeur face au tragique. Est-ce un outil délibéré ?
Liu Zhenyun : On me croit souvent drôle. En réalité, j’étais le moins drôle de mon village. Je ne cherche pas à faire rire. L’humour, le vrai, ne réside ni dans les mots ni dans les jeux de langage. Il naît d’une structure, d’une contradiction, d’un absurde latent. L’humour profond est celui qui fait surgir un malaise après le rire.
Dans Je ne suis pas Madame Bovary, une femme passe vingt ans à vouloir faire réhabiliter son honneur. Elle finit par se pendre dans un verger. Mais un homme surgit : « Surtout, ne meurs pas ici ! C’est moi qui ai loué ce champ. Si tu meurs là, qui viendra acheter mes pêches ? » Et il lui propose d’aller se pendre chez son rival… Cela fait rire, mais ce rire est inconfortable.
La vérité, c’est que la comédie et la tragédie sont deux faces d’un même moment. L’une pousse l’autre à l’extrême. Ce que nous appelons "humour", c’est peut-être une façon de rendre les douleurs du monde plus supportables.
Vous parlez souvent des « oubliés », de ceux qu’on n’écoute pas. Est-ce cela, votre sens de la responsabilité d’écrivain ?
Liu Zhenyun : Oui. La plupart des gens dans ce monde sont silencieux. Non pas qu’ils n’aient rien à dire, mais parce que personne ne les écoute. Leurs mots restent dans leur ventre, deviennent des fardeaux intimes. Ils marchent, ils vivent, et forment un immense fleuve de pensées tues.
C’est dans ce fleuve invisible que se trouve la force de la littérature. L’écrivain, c’est celui qui entend les voix étouffées. Il ne parle pas à leur place, mais il leur offre une forme, un souffle. Et parfois, ce que personne n’entend devient un grondement. Le silence peut faire trembler le monde.
Vous enseignez aussi à l’université. Quelle relation établissez-vous entre l’écriture et l’enseignement ?
Liu Zhenyun : Professeur et écrivain sont deux rôles différents, mais complémentaires. L’un parle, l’autre écrit. Mais les deux demandent du savoir. J’ai toujours pensé qu’un bon écrivain devait être aussi un lecteur exigeant. Je recommande aux jeunes auteurs de lire, et pas seulement de la littérature. Il faut lire de la philosophie. Car le fondement de la littérature, c’est la pensée.
En enseignant, je relis les classiques. Et relire, c’est redécouvrir. Ce que je découvre aujourd’hui en relisant une œuvre lue il y a vingt ans devient une source inattendue pour mes romans.
Vos œuvres sont traduites, jouées au théâtre, adaptées au cinéma. Que vous apporte ce passage à d’autres formes artistiques ?
Liu Zhenyun : Beaucoup. Retour sur 1942, Je ne suis pas Madame Bovary, Un mot vaut dix mille mots ont été adaptés au cinéma avec succès. Le film Je ne suis pas Madame Bovary a même reçu deux prix majeurs à San Sebastian.
Mais ce mérite revient aux réalisateurs et acteurs – Feng Xiaogang, Liu Yulin, Ge You, Chen Daoming, Tim Robbins, Adrien Brody. J’ai appris énormément à leur contact. Leur regard sur mes personnages m’a permis de découvrir des facettes que moi-même, en tant qu’auteur, n’avais pas perçues.
Une œuvre, lorsqu’elle change de médium, explore d’autres champs, d’autres directions. Elle devient autre chose, tout en restant elle-même. Et cela m’inspire pour continuer à écrire.
Avez-vous un livre de la littérature française que vous admirez particulièrement ?
Oui. À la recherche du temps perdu, de Proust. Pour la façon dont il dilate le temps. Lorsqu’il trempe sa madeleine dans le thé, Proust passe six pages à en explorer les résonances. Il suspend le temps réel pour entrer dans le temps intérieur. Ce n’est pas simplement du style, c’est une manière de trahir le monde physique pour lui donner une autre épaisseur.
J’ai dit un jour : Là où la vie s’interrompt, la littérature commence. Et cette phrase, Proust aurait pu l’écrire.
Et pour conclure : quelle est votre direction actuelle ? Où va votre écriture ?
Je veux que chaque livre suive un chemin nouveau. Aucun de mes romans ne prolonge l’autre. Et pourtant, après chaque publication, je vois les failles. Même en y mettant toute mon énergie, je n’arrive jamais à atteindre la perfection. Pourquoi ? Parce qu’au moment d’écrire, je n’en ai pas encore la capacité.
Mais c’est précisément cela qui me pousse à écrire le suivant. Ce sont les défauts de l’œuvre passée qui donnent naissance à la suivante. C’est cela, aussi, l’inlassable chemin d’un écrivain.
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