
Par Annie Forest-Abou Mansour
Le gel dans tous ses états
Dépourvu de déterminant, Gel, titre polysémique du recueil de Francis Denis, interpelle. Le gel s’impose, implacable, impitoyable sur la première de couverture et dans l’ouvrage. C’est le gel dans tous ses états : les liquides solidifiés, figés, la froidure, le produit bactéricide. Le gel délétère et le « gel protecteur » ! La paronomase du sous-titre, Aux confins des confinements, créatrice d’un effet de profondeur, appelle à la réflexion sur la notion d’enfermement, ses limites et ses conséquences. En de brefs tableaux autonomes liés par les thèmes du confinement, du danger sanitaire…, des huis-clos de solitude se succèdent et se tissent, avant qu’une nouvelle, vaste et glaciale, ne se déploie sur un ailleurs mortifère.
Le télescopage des genres et des registres
Cette œuvre plurielle, portée par de nombreux narrateurs, (des adultes de tous âges, un enfant, le Père Noël…), genres et registres, entrelace des textes fragmentés, des récits et des discours brefs, offrant une lecture sensorielle qui reflète une réalité brisée, bouleversée, un monde complexe : une dystopie très proche de notre réel ! L’ouvrage du peintre et écrivain Francis Denis s’ouvre sur la parodie d’un noble dialogue médiéval : « Hélas, douce Eglantine, j’ai bien peur que le Très-Haut ne soit à l’origine de cette peste sournoise qui nous décime ». Ce texte, à la fois burlesque, moqueur et ironique (« Que vous sers-je, cher Sire, en ces temps de confinement si étranges ? »), évolue vers une chute à la tonalité qui pourrait être tragique : « Alors, douce Églantine, je vous en prie, étendez-vous sur ce divan que je puisse vous baiser une dernière fois avant que ne surgissent les ténèbres ». Cette ultime demande, avant une issue fatale et inéluctable, prend une dimension comique pour un lecteur du XXIe siècle avec le verbe « baiser » dont le sens a évolué depuis le Moyen-âge. Ce premier texte, qui se relie aux thèmes et aux réflexions des textes suivants (Confinement n°1, Confinement n°2 (…) Confinement n°7, Confinement n°1 bis jusqu’au Confinement n°23 bis, puis Couvre-feu n°1…) : la petitesse infinie d’humains se croyant cependant tout-puissants dans un cosmos grandiose, la vanité et l’absurdité de leur vie, leur insolence méprisante, le délitement de l’humanité... (« pauvres humains que nous sommes tous », « fléau qui frappe à notre porte », « punir notre arrogance et notre manque d’humanité », « Nous ne somme plus que les pions qui valsent sur l’échiquier de l’univers ») suggère qu’ils offrent plusieurs niveaux de lecture, mais ne doivent peut-être pas être pris trop au sérieux.
Une épopée des temps modernes
La nouvelle Gel, histoire arrivant « bien après », bien après ces confinements et couvre-feu, raconte le vécu des derniers survivants d’un monde détruit depuis « le Grand Jour ». Le réalisme et la science-fiction se tricotent donnant à voir un univers dangereux, létal, « un monde hostile et inhumain ». Le champ lexical de la violence et de la mort domine : « flocons rageurs », « linceul », « glaçure assassine », « volutes assassines »… Les éléments naturels menaçants agressent les humains : « éléments déchaînés », « Il ne reste qu’un éternel gel, frimas, vent glacé, des gerçures au bout des lèvres et des doigts », « « le paradis mortifère, la où toutes les zones mortiflores se rejoignent pour former un noyau de destruction implacable », « Les morsures du vent deviennent à peine supportables »… Ils piquent, cinglent, mordent, giflent, transpercent : « La tempête nous entoure de ses musiques hurlantes, nous gifle et nous transperce jusqu’à l’os ». Jusqu’aux exhalaisons odorantes des plantes qui sont toxiques : « (…) l’odeur assassine de ces plantes pourvoyeuses de sommeil éternel ». Le récit dit la violence, l’implique par le choix d’un lexique et d’images, au fort pouvoir évocateur, signifiant la brutalité, la concrétisant. Des mots naissent même pour dépeindre cette réalité glaciale empreinte de mort et de givre : « zones mortiflores », « la glaçure », des oxymores permettent de la ressentir : « blanche fournaise », le froid nous brûle ». Les humains doivent lutter contre la nature et contre des « corps métalliques » monstrueux et sanguinaires : « Terrifiés, nous observons sur l’écran le corps métallique en train de s’acharner sur la pauvre dépouille dont il ne restera rien ». La vie est un combat terrible, une lutte épique incessante contre ce monde hostile où humains et animaux se sont éteints : « Il y a bien longtemps que les zibelles ont disparu ». Les quelques survivants, « Marthe, Jaelle, la petite, les deux jumelles, Pierre » et le narrateur, dans l’errance, résistent et gardent cependant espoir : « La glaçure n’aura pas notre peau. Nous irons jusqu’au bout, vaincrons le baiser blanc, finirons par trouver un nouveau monde ». La vie est la plus forte. Quelques clins d’oeil, parfois empreints d’une pincée d’humour, prouvent qu’il faut malgré tout garder espoir.
Une réflexion indirecte sur notre univers
A travers des histoires où le singulier glisse vers l’universel, le recueil de Francis Denis met en lumière des vécus et des ressentis, qui bien que relevant du constat, portent en eux une forme de dénonciation implicite. Le narrateur au regard acéré dit l’individualisme, le dérèglement climatique, (« Depuis longtemps déjà, les changements climatiques successifs nous avaient plongés dans une nouvelle ère glaciaire »), la déshumanisation, la pensée unique, (« Quoiqu’il en soit, nous ne nous posions pas trop de questions. Sans doute étions-nous formatés pour exécuter notre tâche et nous contenter de ce que l’on nous offrait dans un monde ultra robotisé et complètement déshumanisé »), la manipulation des esprits, (« D’autant plus que chaque soir, les écrans qui s’allumaient un peu partout diffusaient de nombreux reportages sur les mines pour nous rappeler la chance qui était la nôtre ». / « Nous n’avions qu’à remercier l’Ordre pour sa bienveillance »), l’absolutisme gouvernemental (« C’est ainsi que naquit l’Ordre et qu’une épuration sans précédent élimina les plus récalcitrants dont bon nombre de têtes pensantes prétextant quelques mutations irréversibles »), l’outrecuidance humaine menant à la destruction de la nature et de l’humanité (« A force de vouloir égaler la puissance de Dieu et dominer les éléments, les apprentis sorciers venaient de mettre fin à notre civilisation »)… Le narrateur observe, constate, s’interroge sur ce monde, frère du nôtre. Et il garde confiance ! De ces malheurs vont peut-être germer la solidarité, l’humanisme : « Ainsi vient de commencer pour nous une nouvelle vie, faite d’incertitude, de danger permanent mais aussi riche de compréhension, de respect, d’amitié et d’humanité retrouvée ». L’altruisme, le réveil des consciences ne pénétreraient-ils le coeur et l’esprit des hommes seulement devant des catastrophes ?
Le bonheur d’une écriture travaillée
Dans Gel, la narration et les histoires embarquent le lecteur dans le plaisir du texte, dans le bonheur d’une écriture travaillée. Toute une série de liens ténus se tisse entre les différents récits. Comme certaines exclamations médiévales, le juron hyperbolique imagé « Gousse de Dieu et par toute l’éventration du monde », réitéré dans la nouvelle, juxtaposant termes religieux et violents, établit une correspondance entre elle et l’incipit. Des motifs se répètent dans les courts textes du recueil, entrelacs d’échos dans un monde fragmenté, « fil d’Ariane » reliant les textes comme il unit les personnages. Des néologismes révèlent des technologies nouvelles, « l’iceflingueur », « nos diseurs », « l’épouvantail sonore », la vision péjorative de cet univers, « gourdasse », « gibacier », «iceflingueur » où « Dame Nature a repris ses droits » et où « Nous ne sommes plus les bienvenus ». L’écrivain glisse dans sa mise en lumière d’un monde en déliquescence une forme d’ironie qui suggère malgré tout un mince espoir.
Dans ces textes où s’entrelacent les genres et les registres – familier, tragique, comique, ironique, pathétique… –, l’intertextualité, notamment avec Baudelaire (« la vie pourra peut-être redevenir un jour ‘Ordre et Beauté, Luxe, Calme et Volupté’, comme l’a si bien chanté un poète d’un autre temps’ »), surgit une poésie parfois belle et émouvante, arrachant le lecteur à l’absurdité et au cauchemar pour l’entraîner, par instants, dans un rêve.
Le rêve et l’Art, moyens de lutte contre l’insensé, éveillent la réflexion et, espérons-le, incitent à l’action. Il est encore temps d’intervenir pour interrompre l’anéantissement du monde.
Source : L'écritoire des muses https://www.lecritoire-des-muses.fr/gel/
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