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Interview de David Grandis

> Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Les Bergers d’Arcadie en collaboration avec votre père ?

 

Mon père avait beaucoup hésité sur la forme de ses mémoires, partagé entre un récit qui se serait borné à ses activités professionnelles, ou plutôt un recueil d’interviews de personnalités marquantes, aussi bien artistiques que politiques, et enfin des souvenirs d’enfance, d’adolescence et la cassure de la guerre d’Algérie qui changea son destin. Il décida de tout incorporer, créant un mélange original, et lorsque nous en parlions à la fin de sa vie, durant les rares instants de lucidité qu’il pouvait avoir puisqu’il souffrait alors de la maladie de Lewy, je lui fis remarquer qu’il n’avait rien dit de nous et de notre relation exceptionnelle. Je lui proposai alors de compléter son travail, et de célébrer le père qu’il fut pour moi, ce qui l’émut beaucoup. Son autobiographie se transformait alors en ma biographie de nos rapports et inévitablement ma propre autobiographie. Il y avait tellement de parallèles à souligner, tellement de symbiose dans nos personnalités, nos gouts, nos valeurs. Tant d’atavisme bien sûr. À tout cela s’ajoutait des échanges épistolaires, et le dernier chapitre est écrit à la manière d’un journal.

 

 

> Quelle a été votre principale motivation pour raconter cette histoire familiale ?

 

La motivation était avant tout d’exaucer son vœu de publier ses écrits et d’y ajouter tout l’amour et la gratitude que j’avais pour lui. Il m’a semblé que j’avais vécu quelque chose de peu commun. Beaucoup d’enfants ont des parents qui divorcent, mais peu sont confiés à leur père, et encore rares sont ceux qui ont connu te tels rapports privilégiés dans des moments difficiles. Nos tempéraments et les circonstances ont créé les conditions d’un accord parfait, d’une amitié exceptionnelle.  Puisque mon père avait des racines provençales, puisqu’il adorait Pagnol, et puisque je lui avais relu La Gloire de mon Père à son chevet dans les derniers instants de sa vie, j’ai beaucoup songé à ce que Pagnol avait fait pour son propre père. Marcel adorait Joseph, et ce beau livre de souvenirs d’enfance a immortalisé l’humble instituteur dans notre mémoire collective. Sans avoir un dixième du talent de Pagnol, et sans même chercher à l’imiter, je me suis pris à espérer rendre mon père immortel par ce travail de mémoire. Comme l’écrivait Cocteau : « Je n’ai pas peur de ma mort, j’ai peur de celle des autres, elle me tue ! » Voilà donc une motivation sous-jacente : faire en sorte que mon père ne soit pas tout à fait mort, et le partager avec des inconnus qui, à lui suite de leur lecture, ne puissent s’empêcher de l’aimer.

 

> Pouvez-vous nous parler de votre relation avec votre père et de son influence sur votre vie personnelle et professionnelle ?

 

Nous nous sommes retrouvés seuls pendant quelques années après le divorce de mes parents, et après que mes sœurs ainées soient parties poursuivre leurs études à Paris. J’avais déjà un tempérament indépendant qui refuse toute autorité abusive, et nos rapports auraient pu très mal se passer si mon père n’avait pas été aussi patient, et si son autorité n’avait pas été basée sur la raison et la persuasion. Son pouvoir de convaincre était empreint d’une tendresse infinie et il m’était donc impossible de ne pas lui obéir. Je n’ai jamais connu de crise de l’adolescence avec lui, parce qu’il était constamment à l’écoute et parce que j’avais une confiance absolue en lui. Il fut alors facile de partager ses valeurs, il n’avait même pas à chercher à me transmettre quoi que ce soit, j’empruntais moi-même les chemins intellectuels suggérés et parvenais à des conclusions parfois différentes mais souvent proches. Joseph Campbell parlait de suivre sa félicité, son bonheur « Follow your bliss ! » et le rôle d’un père est aussi, peut-être surtout, d’aider son enfant à trouver sa voie, de découvrir son rêve. Le rêve de mon père était de vivre une vie de musicien, mais je n’ai pas suivi ce chemin pour lui faire plaisir, il ne s’agit nullement d’un transfert freudien, ou de quoi que ce soit de ce genre : il m’est apparu que la musique était ma raison de vivre. Mon père n’a pas eu à m’en convaincre, il ne l’a pas cherché, il m’a seulement ouvert les portes de l’art, m’a indiqué une direction vers la beauté, et j’ai emprunté ce chemin comme un papillon vers la lumière.

 

> Comment la relation père-fils a-t-elle été explorée et mise en avant dans le livre ? 

 

J’ai fait le récit de nos années passées ensemble, de nos discussions, de sa manière de m’éduquer, de tous ces moments de bonheur partagés, du contenu de nos lettres, de nos rêves, et de nos peines.

 

> André Grandis a eu une carrière impressionnante en journalisme. Quels aspects de son parcours avez-vous trouvés les plus inspirants ?

 

Ce que je trouve le plus inspirant c’est sans doute le hasard avec lequel tout cela s’est déroulé. Comme une bobine de super 8 qui se déroulerait en virevoltant, les séquences du film de sa vie passent de la jeunesse artistique et bohème du Saint-Germain-des-Prés des années soixante, à la tragédie de la guerre d’Algérie, puis à l’aventure journalistique qui se présente inopinément et qui le promène à travers la France et jusque dans les DOM TOM à Saint-Pierre-et-Miquelon et à La Réunion.

 

> Pouvez-vous partager quelques anecdotes marquantes de la carrière de votre père incluses dans le livre ? 

 

D’abord la création de la station ORTF à Saint-Pierre-et-Miquelon, une expérience humaine absolument incroyable dont il a tiré un récit charmant, puis son court engagement en politique qui lui a montré l’envers du décor, et qui lui a fait comprendre de quel genre sont les hommes qui parviennent au pouvoir.

 

> Quels sont les principaux thèmes abordés dans Les Bergers d’Arcadie ?

 

Le thème principal est l’amour filial, l’importance du père. Cette histoire personnelle est présentée sur la toile de fond de l’histoire contemporaine et de multiples sujets qui sont tout à fait d’actualité dans les médias : par exemple, les femmes devraient être sensibles à l’accusation envers mon grand-père d’avoir pratiqué un avortement à la fin des années 40. Accusation diffamatoire, certes, mais bien que mon grand-père fût conservateur, il était très ouvert sur ce sujet et aurait tout-à-fait pu aider une jeune femme dans le besoin, malgré la loi. La très forte empathie envers le monde paysan et la cause des agriculteurs (que ce soit sous la plume de mon père ou la mienne). En appendice, l’interview d’un ministre de Yasser Arafat au Festival de Cannes et la situation entre la Palestine et Israël. En appendice encore, l’interview de Rostropovich, un grand musicien et un grand humaniste, qui s’attriste de la séparation entre la Russie et l’Ukraine (qui ont été unies pendant 300 ans dit-il) et sa conviction que les deux nations se réuniront un jour. Il est intéressant de lire ce genre de propos datant des années 90. La situation de l’armée avec l’interview de Jospin. Les coulisses des chaines de télé avec Jean-Pierre Elkabbach. Les appendices s’achèvent avec l’interview de Jean-Louis et Marie Trintignant, et bien que le sujet soit les poèmes à Lou d’Apollinaire, on ne peut pas s’empêcher de penser aux violences faites aux femmes en songeant au destin tragique de Marie Trintignant. Tellement de thèmes qui passionnent plus que jamais les Français et qui passent en arrière-plan d’une histoire personnelle qui est finalement plus importante.

 

> Quels messages espérez-vous transmettre aux lecteurs à travers cette œuvre ?

 

Justement que malgré les passions tristes du moment, il ne faut jamais perdre de vue ce qu’il y a de plus important dans nos vies : notre amour les uns pour les autres. Mon père qui était pourtant plongé quotidiennement dans cette actualité brulante n’a jamais perdu de vue ce qui lui importait le plus : l’amour. Toute cette agitation du monde nous passionne mais elle a aussi tendance à nous empoisonner l’existence si l’on ne sait prendre un certain recul. Je n’ai pas cherché à offrir une recette destinée aux jeunes pères : ce que j’ai vécu ne pouvait s’appliquer qu’à nous, mon père et moi, et je dois moi-même adapter ces enseignements à l’éducation de mon fils, puisque malgré les atavismes, je ne suis pas mon père, mon fils n’est pas moi, et les circonstances sont très différentes. Cependant, si l’amour est là, si la dévotion est totale, je ne crois pas que l’on puisse échouer. J’ai une très grande estime pour Jung, mais je ne crois pas que « la plus grande tragédie de la famille [soit] la vie non vécue des parents », je crois au contraire que d’oublier son moi à travers son propre sacrifice pour son enfant est une délivrance. Il n’y a rien de plus beau que l’amour filial parce qu’il est inconditionnel.

 

> Comment souhaitez-vous immortaliser la mémoire de votre père à travers ce livre ?

 

En partageant avec le lecteur le genre d’homme qu’il fut.

 

> Comment espérez-vous que ce livre impactera les futures générations de votre famille et vos lecteurs ?

 

En ce qui concerne le lecteur, j’ai évoqué mes objectifs, et je pense que nombreux sont ceux qui auront partagé la détresse des derniers moments avec un être cher. D’ailleurs, l’accompagnement de fin de vie est un autre sujet d’actualité. Je ne parle d’euthanasie ni des soins palliatifs, mais les schémas anthropologiques que nous avons collectivement choisi de suivre à ce sujet sont à revoir. Le livre ne propose pas non plus de recette de résilience quant à la tragédie de la perte d’un parent, je crois d’ailleurs que toute résilience suite à cette épreuve n’est que partielle.

Pour ce qui est des générations futures de ma famille, j’espère inspirer la même passion pour le devoir de père, pour l’amour de son enfant. C’est d’autant plus important pour moi parce que mon fils est français et américain, et son destin sera sans doute principalement américain. Je tenais à ce qu’il reste une trace des racines françaises de sa famille. Il y a tant à dire, cela pourrait faire le sujet d’un autre livre : suivre ses rêves, mais jusqu’où ? Et aussi, peut-on vraiment croire à l’assimilation ? Je me demande en effet si mes rêves ne m’ont pas entrainé un peu loin de mon pays natal que j’aime passionnément, et je constate qui si je me suis bien intégré à la culture américaine dont j’apprécie de nombreux côtés, mon assimilation serait un leurre : je resterai toujours un Français aux Etats-Unis. Il m’est impossible de renier mes racines.

 

> Quelle partie de l’écriture de ce livre a été la plus émotive ou significative pour vous ?

 

Le dernier chapitre puisqu’il décrit la descente aux enfers de mon père, sa maladie à corps de Lewy qui est un mélange d’Alzheimer et de Parkinson. C’est le chapitre où j’ai absolument tout donné.

 

> En regardant en arrière, y a-t-il des éléments que vous aimeriez ajouter ou modifier dans le livre ?

 

Il y a toujours des souvenirs, des détails qui surgissent du passé d’une manière proustienne, et que l’on regrette de ne pas avoir incorporé, mais je suis convaincu d’avoir réuni l’essentiel. J’ai eu aussi la tentation littéraire de développer certaines sections, de les écrire autrement, mais ce n’était pas le format du livre, cela aurait déséquilibré l’ensemble. Le résultat est toujours imparfait, mais il y a un moment où il faut s’en contenter. Les esprits qui sont frappés par la malédiction de la perfection limitent leur production : Henri Duparc me vient en tête, dix-neuf mélodies et quelques courtes pièces orchestrales, le reste a été jeté au feu par l’auteur, bien trop critique envers ce qu’il créait. Tout le monde ne peut pas être Bach et enfanter des multitudes ; il faut savoir mettre un point final à une symphonie même si parfois, elle est inachevée.

 

> Comment votre relation avec votre père a-t-elle évolué à travers l’écriture de ce livre ?

 

Je ne crois pas qu’elle ait vraiment évolué, j’étais vraiment conscient de ce que je lui devais dès le départ, mais il est certain que l’écriture du livre m’a permise de recenser ces moments de gloire, ces instants de bonheur, ces innombrables preuves d’amour.

 

> Y a-t-il des aspects de votre relation que vous avez découverts ou redécouverts durant ce processus ?

 

Non, je ne crois pas.

 

> En tant que Directeur Musical, comment votre propre parcours professionnel a-t-il influencé votre approche de l’écriture de Les Bergers d’Arcadie ?

 

Je ne crois pas qu’il y ait eu une influence en tant que chef d’orchestre, mais il y en a certainement eu une en tant que musicien à travers mon gout pour la musicalité de la phrase. J’ai appris à aimer la poésie à travers le lied et la mélodie. Mon professeur de français au lycée adorait lire mes copies parce que mes références n’étaient jamais scolaires, je parlais constamment de poètes qu’aucun lycéen de mon âge ne lisait plus dans les années 90 et encore moins de nos jours : Banville, Cros, Lahor, Moréas, Verhaeren, Bouchor, Richepin, Prudhomme, Villiers de l’Isle-Adam, Jean de la Ville de Mirmont, Mallarmé, Éluard. Cela changeait de Verlaine, Baudelaire et Rimbaud que j’aime aussi, évidemment. La mise en musique du vers par des génies comme Fauré, Duparc, Debussy, Ravel, ou Poulenc m’a été une profonde source d’inspiration.

 

> Voyez-vous des parallèles entre votre carrière musicale et la carrière journalistique de votre père ?

 

Un véritable parallèle entre les deux professions, non, mais des parcours de vie semblables, sans aucun doute. Ces professions nous ont amené à beaucoup voyager tous les deux, mais c’est surtout les rythmes de nos vies qui se recoupent beaucoup. Nous avons vécu une petite enfance dans un lieu pastoral (la Provence de Manosque pour mon père, les monts d’Ambazac pour moi), avant de déménager pour passer le plus fort de l’enfance dans un autre lieu à des âges similaires, nous nous sommes mariés, nous avons beaucoup voyagé (pour des durées de temps similaires aussi, dans des climats semblables), nous avons eu un fils, et nous nous sommes définitivement fixés, tout cela au même âge. Chemins parallèles dans la même direction. Nous avons partagé cette Arcadie indéfinie, et comme l’écrivait Camille Gandilhon Gens-d’Armes : « L’heure est bonne pour s’évader au beau royaume indéfini du rêve et du passé ».

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