En Corée du Sud, le cinéma comme les séries partagent une même passion pour les histoires de vengeance. Davantage que celle de Marx, la pensée de René Girard éclaire le caractère mimétique et archaïque de cette ultra-violence.
Netflix annonçait récemment investir 2,5 milliards de dollars en Corée du Sud sur les quatre années qui viennent. Non pas que l’on doive se fier aux analystes souvent médiocres qui décrivent la péninsule comme un « nouvel Hollywood ». Ou plutôt, s’ils recèlent malgré tout un fond de vérité, ce n’est pas forcément celui qu’ils croient. Il se situe non pas tant du point de vue quantitatif, où ces journalistes et universitaires sont forcés de se placer faute de parler la langue, que qualitatif.
Sur une échelle bien plus modeste en effet, la Corée est parvenue à rééditer pour son propre compte l’exploit de l’Amérique au XXe siècle : créer un style immédiatement reconnaissable, attirant, captivant même, pour s’adresser au plus grand nombre. Le triomphe de Squid Gametenait déjà à cette capacité de tenir les deux bouts de la chaîne : forme et fond, c’est-à-dire ici la rencontre d’une imagerie et d’un discours.
Il ne s’agissait pas seulement, comme au Japon, de forger une iconographie foisonnante mais apolitique, qui se cantonne essentiellement dans le domaine de l’enfance (Miyazaki, communiste revendiqué, détonne dans cet univers) ; ni inversement, comme en France, de se saisir des sujets de société sans leur injecter une dose de fantastique, au risque de tomber dans la reconstitution pure et simple. Ce n’est pas tout d’avoir quelque chose à dire, encore faut-il savoir raconter – et pour cela, forcer le trait.
Esthétiques autant que politiques, incubatrices de fantasmes et d’idées : telles sont les fictions qui nous viennent de Corée et d’Amérique. C’est en cela que le parallèle peut se défendre, plutôt qu’en comparant des moyens et des audiences qui demeurent sans mesure.
Le déchaînement des passions humaines
Le rapprochement est encore plus instructif par les écarts qu’il révèle. Car, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’une et l’autre n’empruntent pas du tout les mêmes voies. On ne trouve guère l’équivalent, en Corée du Sud, des séries américaines qui explorent les arcanes d’un microcosme : à la maison blanche, Six Feet Under, Mad Men, Breaking Bad, True Detective ou Succession, parmi les réussites qui se sont succédé depuis la fin des années 1990.
The Wire systématisait le procédé, au point d’épouser dans chaque saison le point de vue d’une classe différente de protagonistes (dealers, usagers, police, politiques, journalistes) sur le trafic de drogue à Baltimore. On y retrouvait le savoir-faire d’Hollywood, mêlé à l’héritage réaliste du roman américain. C’était souvent l’immensité propre aux États-Unis, autant que la démesure dantesque des catastrophes mises en scène, qui les élevait à la hauteur du mythe.
En termes d’immersion documentaire, les séries sud-coréennes ne font pas le poids. Peu importe que leur intrigue se déroule dans telle ou telle classe sociale ; il est rare qu’on voie vraiment les personnages au travail. Jusque dans Sky Castle, qui suivait des bourgeoises déchaînées pour faire rentrer leurs enfants dans les trois universités dont sortent les élites du pays (soit « SKY », c’est-à-dire Séoul, Korea, Yonsei), on n’apprenait pas grand-chose sur le système scolaire.
L’obsession très coréenne pour les études de médecine y était radiographiée en long et en large, mais c’est tout juste si on visitait une université ou un hôpital – et encore, plutôt comme prétexte à des rebondissements de soap opera.
Si « réalisme » il y avait, il était ailleurs, dans la surenchère hystérique à l’œuvre. Les passions humaines déchaînées par une société hyper-compétitive n’étaient pas simplement retranscrites. Portées à l’incandescence, on les reconnaissait d’autant mieux qu’elles étaient grossies : le portrait était ressemblant à la façon d’une caricature.
Les scénaristes reculaient rarement devant les limites de la vraisemblance, chaque fois qu’une péripétie leur permettait de pousser leurs personnages dans de nouveaux retranchements. De la même manière, la concurrence qui nous jette sans relâche les uns contre les uns n’a de cesse de nous monter à la tête, parfois jusqu’à la folie.
L’omniprésence de la vengeance
La série The Glory, qui s’est retrouvée numéro un sur Netflix dans le monde quelques jours après la sortie de sa deuxième partie, en mars 2023, est typique de ce point de vue. Elle s’inscrit dans une lignée déjà longue qui remonte au cinéma de la fin des années 1990.
Que partagent en effet les trois grands maîtres qui ont émergé à l’époque, Park Chan-wook (Old Boy), Bong Joon-ho (Parasite) et Lee Chang-dong (Burning) ? Sur le plan politique, des engagements qui couvrent toute la gauche du spectre coréen ; sur le plan social, une façon de confronter violemment riches et pauvres ; sur le plan cinématographique, un mélange des genres qui rend difficile de classer leurs œuvres, avec tout de même une commune prédilection pour le crime, la satire et le mélodrame. Et surtout – c’est à la fois le plus spécifique et le plus intrigant – sur le plan narratif où se résume tout cela, une même passion pour les histoires de vengeance.
La chose est explicite pour Park, qui s’est d’abord fait connaître à l’étranger par sa « trilogie de la vengeance ». Le thème court aussi dans la filmographie de Bong : on voyait au début d’un de ses films les moins connus, Mother, deux personnages hurler avec ferveur ce même mot de « vengeance » pour s’en enivrer. Quant au lancinant Burning, ce n’est que la longue déambulation d’un jeune paysan lancé à la poursuite du meurtrier d’une fille avec qui il a couché une fois et qui l’a marqué à vie.
Le spectateur de The Glory se retrouve donc tout de suite en terrain connu, labouré aussi bien par des chefs-d’œuvre que par le tout-venant des productions coréennes. La répétition ne manque pas d’être troublante. En l’occurrence, la série raconte une histoire à la Monte-Cristo, où une lycéenne atrocement mutilée, brûlée au fer sur tout le corps, revient quelque vingt ans après pour se faire justice elle-même.
par Christophe Gaudin, le 30 juin - voir la suite en ligne, en cliquant ici !
Écrire commentaire