Paysages urbains intérieurs
“Ne tente rien de ce qu’il a déjà oublié ;
son objectif, maintenant, est d’organiser le présent”
Nuno Judice, un chant dans l’épaisseur du temps,
“Métaphysique”,
éd. Gallimard, p. 139.
Un jour, il y a un déclic. Un jour, un instant. On s’arrête.
Ici ou bien ailleurs.
Dans cette salle de cinéma, dans ce café, à cette terrasse, dans notre temps d’humanité.
On s’arrête. On saisit l’instant.
Pleinement.
On s’arrête.
Mais s’arrêter est-ce voir ? Voir rime-t-il avec se voir ? N’est-ce pas être pris par le vertige de la vitesse de ce monde qui nous entoure de sa fuite ?
Si vous cherchez un peu, vous trouverez ces mots de Valérie Simonnet “curieusement, ma démarche photographique est très peu construite, très peu volontariste, très peu mise en scène. Je me suis rendue compte que la justesse s’atteignait plus volontiers dans une sorte d’abandon de la volonté, dans une passivité du cortex, dans une submersion de la vision.”
Cette submersion est l’arrêt. Le déclic. Le moment où son geste capture la suspension du temps.
À ce moment précis, dans ce foyer d'émerveillement, dans ce lieu sacré du point de vue de Valérie Simonnet, nous nous rendons compte de la nécessité impérieuse d'une autre façon de voir.
Voir n’est pas une fuite. Voir c’est accepter de s’arrêter, pour regarder, pour se regarder, pour défier ses propres paysages intérieurs. S’arrêter ou faire face à ses propres vertiges.
Cette vision inédite n'est pas une tentative futile de se distancer du monde, mais plutôt une approche réfléchie pour l'embrasser plus complètement. C'est une philosophie esthétique qui surgit du silence assourdissant du cri d'Edvard Munch et qui, grâce à l'art photographique, s'élève vers une perspective nouvelle.
Par son acte photographique, Valérie Simonnet se déplace hors du courant principal pour créer de l'espace et du temps pour l'observation réfléchie. Elle interrompt le flot incessant de notre conscience, ponctuant notre perception du monde avec ses moments suspendus, capturés de manière indélébile. Le moment est alors cristallisé, révélant un panorama invisible aux yeux distraits.
Dans le cadre de ses œuvres, le déclic de l'appareil photo est moins un acte de capture qu'une invitation à explorer. Les photographies de Simonnet nous défient. Elles nous interrogent et exigent une interaction délibérée, non seulement avec les images elle-même, mais aussi avec le processus de regarder. Nous sommes ainsi poussés à devenir des participants actifs dans le spectacle du temps, à ne pas simplement "voir", mais à "regarder" - à passer de la passivité de l'observation à l'activité de l'engagement.
Chaque cliché de Simonnet est une nouvelle interprétation de la réalité, un moment éternellement figé qui nous rappelle que la vie est une série d'instants, et non une course contre la montre. C'est un défi lancé à la temporalité, une confrontation de l'homme moderne avec le véritable sens du temps. Sa photographie est un cri silencieux, un cri contre la fugacité, contre la superficialité, une opposition à la perte d'attention, un cri pour la reconnaissance du moment présent. Là résonne les mots de Heidegger “la seule éternité que je connaisse est l’instant, car l’instant est le contraire du temps”.
Il est presque impossible de ne pas se voir en elle, de ne pas se voir dans ses photos. Nous nous voyons comme nous pourrions être, non pas en tant que simples observateurs, mais en tant qu'explorateurs du temps, libérés de la contrainte de la vitesse. En cherchant ce point d'équilibre dans ses œuvres, nous trouvons aussi un équivalent en nous, une résilience face au vertige de notre monde qui fuit sans cesse.
Dans ce livre Passagère du temps qu’elle sous-titre habilement “livre d’heures”, Valérie Simonnet se dévoile en images mais aussi en mots. Elle dévoile son paysage intérieur, elle explore la mise à nu, le défrichement de ses expériences, sensations… Chaque mot est choisi, en rebond. Il y a une grande pudeur doublée d’une grande lucidité. Une sensibilité qui nous accompagne sans prendre le dessus sur l’invitation au voyage.
On s’arrête. On plonge dans ce processus d’auto-réflexion. Nous commençons à questionner notre rythme, notre engagement avec le monde, la façon dont nous percevons et expérimentons notre existence. Même si nous vivons à une époque où tout semble être à notre portée en une fraction de seconde, il y a une immense valeur à ralentir, à regarder de plus près, à contempler.
La photographie de Valérie Simonnet n'est pas simplement un acte de figer le temps, mais une tentative de le distiller. C'est une exploration des moments inaperçus, des interstices entre le présent et le futur, un examen minutieux du temps lui-même. Chaque image, chaque instant capturé, est un témoignage de cette vérité éternelle : nous ne sommes pas des êtres figés dans le temps, mais des voyageurs à travers lui, et chaque moment de notre voyage mérite notre pleine attention.
Son travail met l'accent sur l'importance de la perception et de la présence, il nous invite à repenser nos relations avec le temps, à contempler plutôt qu'à consommer, à découvrir plutôt qu'à détruire. Elle offre un antidote à l'accélération, une pause réfléchie et nécessaire dans le chaos de notre quotidien.
Valérie Simonnet nous donne à voir une phénoménologie. Elle nous entraîne dans les interstices du “point aveugle” de Merleau-Ponty. Dans sa phénoménologie de la perception, il met en évidence que malgré notre capacité à voir le monde qui nous entoure, nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes dans le processus de voir. Cette idée offre une perspective fascinante sur l'art de Valérie Simonnet. Sa photographie, dans son intention de capturer des moments éphémères, met en évidence ce point aveugle. Nous voyons le monde à travers son objectif, mais en même temps, nous sommes amenés à prendre conscience de notre propre acte de voir, à reconnaître notre présence et notre rôle dans la création de sens.
En nous exposant à la complexité du visible et de l'invisible, Valérie Simonnet fait écho à la pensée de Merleau-Ponty, suggérant que voir n'est pas simplement un acte passif, mais une expérience active et engageante qui façonne notre compréhension du monde. Comme Merleau-Ponty l'explique, "Voir n'est pas un acte mental pur, c'est le sens de l'ouvert à partir duquel toutes les choses font sens."
Dans chaque photographie, nous sommes confrontés à cette idée de Merleau-Ponty : le monde n'est pas un objet à observer, mais un champ d'expériences à explorer. Nous sommes des explorateurs du temps, des êtres incarnés qui participent activement à l'élaboration du sens. Le déclic de l'appareil photo de Valérie Simonnet n'est pas un acte de capture, mais une invitation à entrer dans le champ de la perception, à s'engager dans le processus de voir.
Il est facile d'oublier que, au cœur de notre être, nous sommes tous des explorateurs du temps. Les œuvres de Valérie Simonnet, avec leur capacité à arrêter le temps et à le plier à la volonté de l'observateur (le “regardeur”), nous rappellent cette vérité fondamentale. Nous sommes, tous autant que nous sommes, des navigateurs du flux temporel, tiraillés entre la tentation de l'urgence et le désir de la contemplation. Le “beau”, saisir la “beauté”, est sa recherche, sa démarche. En un peu plus d’une centaine de photographies, elle nous entraîne dans sa quête, dans sa curiosité. Chaque image est un tableau, une fenêtre ouverte sur un paysage intérieur, le sien, mais aussi le nôtre. Il faut s’abandonner pour mieux saisir notre propre inexactitude.
En contemplant l'œuvre de Valérie Simonnet, en découvrant ses mots, nous sommes invités à entrer dans le monde de la suspension, un monde où chaque moment est précieux, où chaque instant est une opportunité pour la réflexion, pour la contemplation. C'est là que réside le véritable pouvoir de sa photographie : dans sa capacité à nous arrêter, à nous faire regarder de plus près, à nous inviter à prendre le temps de comprendre le monde qui nous entoure et notre place en son sein.
Si le monde est une fugue, alors les photographies (mais aussi ses mots, j’insiste, car ses mots choisis, sont autant de photographies précises, lucides, attentives) de Valérie Simonnet sont des pauses bienvenues, des espaces de contemplation, de réflexion et de reconnaissance. Ce sont des instants où nous nous engageons réellement avec le monde, non seulement en tant qu'observateurs, mais en tant que participants pleinement conscients.
Elle ne se contente pas de montrer les choses telles qu'elles sont, mais plutôt telles qu'elles pourraient être. Elle offre un aperçu d'une réalité alternative, où la contemplation n'est pas un luxe, mais une nécessité vitale. Chaque photographie est une leçon de présence, un rappel que, malgré la frénésie de la vie moderne, nous avons toujours le choix de ralentir, de prendre le temps de vivre véritablement chaque moment.
Le travail de Valérie Simonnet est une exploration de la perception, une incitation à sortir des sentiers battus et à adopter une perspective différente. Dans un monde en constante évolution, elle offre une forme d'immobilité, une oasis de calme où nous pouvons prendre le temps de réfléchir, de comprendre et de ressentir. Ses œuvres sont un appel à la lenteur, à la contemplation, à la pleine conscience.
Elle nous apprend ainsi qu'il est possible de ralentir, de faire une pause et de voir le monde d'une manière différente. Elle nous rappelle que nous pouvons nous arrêter. Le cri silencieux dans l'œuvre de Valérie Simonnet est un appel à la prise de conscience, un défi à nos habitudes de perception. Il est une invitation à voir non seulement avec nos yeux, mais aussi avec notre cœur, notre esprit, notre âme. C'est une invitation à entrer dans un monde de réflexion, de contemplation et d'engagement - un monde où nous ne sommes pas de simples observateurs, mais des participants actifs, des explorateurs du temps.
Alors, prenons le temps d'écouter ce cri silencieux. Prenons le temps de voir le monde à travers l'objectif de Valérie Simonnet. Prenons le temps d'explorer le temps. Et peut-être, dans cette exploration, découvrirons-nous un nouveau sens à notre propre existence, une nouvelle façon de voir le monde, une nouvelle façon d'être dans le monde. Pour en fin de compte, comme l'a si bien dit le philosophe Emmanuel Levinas, « voir et ensuite comprendre, et ensuite aimer. »
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